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Voilà le genre de pensées qui peut venir à un écrivain, brièvement déprimé par la lecture des journaux (sur son Samsung évidemment) dans la France des années 2020.
Voilà le genre de pensées qui peut venir à un écrivain, brièvement déprimé par la lecture des journaux (sur son Samsung évidemment) dans la France des années 2020.
Vincent Gerbet / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Jérôme Leroy : "Il suffit toujours de redescendre dans la rue pour dire que ça ne va pas"

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Et si vivre dans des endroits sans chaînes infos et sans Macron rendait bon en langues étrangères ? Voilà le genre de pensées qui peut venir à un écrivain comme Jérôme Leroy, brièvement déprimé par la lecture des journaux, avant de se rappeler qu'il ne tient qu'à nous de faire bouger les choses.

Au bout de la dixième manif , parfois, on fatigue un peu. Parfois, je me dis que j'aurais aimé vivre dans la Suède des années soixante, avec de grandes filles blondes et rieuses dans la rue et un État-Providence en béton armé, des journées interminables en été et des aurores boréales et sans la crainte de voir un système économique s'effondrer sur nous et essayer de nous transformer en esclaves. Ou alors être bibliothécaire dans une petite ville du Maine, comme dans un roman de Stephen King, une petite ville où tout le monde est plutôt gentil, où l'on entend du doo-wop depuis le juke-box du diner. J'aurais écrit des poèmes sur une table en formica rouge en attendant la serveuse. Mais à un moment, ça aurait été moins bien, non pas à cause des monstres – il n'y a pas toujours des monstres chez Stephen King – mais parce que la serveuse aurait été noire. À moins que j'aie eu de la chance et que la petite ville du Maine ait été particulièrement tolérante. Mais là aussi, pareil, de toute manière, je n'aurais pas eu l'impression que le capitalisme cherchait à nous faire vivre en enfer.

Ou alors être pompiste dans la pampa. Trois automobilistes par semaine et le camion de livraison d'essence de temps en temps. Le reste du temps, du vide et du silence, beaucoup de ciel, des nuages lents et blancs très hauts, pas de téléphone, encore moins de notifications, d'écrans, enfin ce genre de chose. J'aurais été assez bien vu de mes employeurs car je n'aurais pas souvent demandé à être remplacé. La chaise longue derrière la station-service avec une pile de livres, des mots croisés, et là aussi, sans doute, des poèmes griffonnés dans les marges. Des conversations limitées à « Je vous fais les vitres ? »

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Je ne sais pas comment on dit « Je vous fais les vitres ? » en espagnol. D'ailleurs, je ne sais pas l'espagnol, ni le suédois et pas si bien que ça l'anglais mais je pense que la perspective de vivre dans des endroits sans chaînes infos, sans Gafam, sans Macron et son monde m'aurait rendu (enfin) bon en langues étrangères. Voilà le genre de pensées qui peut venir à un écrivain, brièvement déprimé par la lecture des journaux (sur son Samsung évidemment) dans la France des années 2020. Et puis après, je me rappelle qu'il ne tient qu'à nous, si on le souhaite, de se retrouver à Uppsala en 62, à Millinocket en 63 ou dans la pampa je ne sais pas trop où et quand. Il suffit toujours et encore de redescendre dans la rue ensemble et de dire que non, ça ne va pas. Ça ne va pas du tout.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne