Accueil

Agora Tribunes libres
"Le Japon, comme pour exorciser son propre passé, persévère dans cette « archéologie » de la mémoire, considérée comme une « cause nationale »"
"Le Japon, comme pour exorciser son propre passé, persévère dans cette « archéologie » de la mémoire, considérée comme une « cause nationale »"
Yomiuri

"En cherchant les corps de ses soldats, le Japon d'aujourd'hui remue un passé que ses voisins n'ont pas digéré"

Tribune

Par

Publié le

Alors que le Premier ministre du Japon, Shigeru Ishiba, s'est rendu à Iwo Jima pour honorer les soldats tombés au combat lors de la sanglante bataille dont l'île a été le théâtre en 1945, notre chroniqueur Christian Kessler, auteur de « Les kamikazés (1944-1945). Leur histoire. Leurs ultimes écrits » (Perrin) explique en quoi la récupération des restes humains dans cette zone représente un défi, tant technique que politique, au Japon.

Plus de 2 000 dépouilles de soldats japonais morts lors des combats de la Seconde Guerre mondiale restent enfouis sur l’île d’Attu. Leurs proches réclament avec insistance leur rapatriement dans l’archipel.

Les forces japonaises s'emparèrent de l'île, l'une des îles Aléoutiennes de l'Alaska, en juin 1942. Le 12 mai 1943, environ 11 000 soldats américains arrivèrent pour la reprendre. La garnison japonaise riposta et une bataille acharnée dura 18 jours : 2 638 soldats périrent au cours de la bataille et 27 survécurent. Après cette bataille, l'armée japonaise commença à glorifier l'anéantissement des troupes sous le nom de « gyokusai », ou « mort éclatante de beauté ».

La récupération des restes humains : un défi pour le Japon

En novembre dernier, les gouvernements japonais et américain ont conclu un protocole d'accord après une série de négociations avant le 80e anniversaire de la fin de la guerre du Pacifique. Ils ont convenu de réaliser une étude préliminaire en vue de l'évaluation de l'impact environnemental d'ici mars 2027. Le Japon prévoit de mener une étude de terrain cet été et de procéder aux préparatifs de reconstruction nécessaires à partir de l'exercice 2028. En août dernier, le ministère a mené des fouilles expérimentales sur l'île et a découvert les restes de deux personnes. Une évaluation effectuée aux États-Unis indique qu'il s'agirait probablement de restes de Japonais.

À LIRE AUSSI : Christian Kessler : "La guerre en Ukraine pousse le Japon à se bunkériser"

Certains seront rapatriés au Japon pour des études plus approfondies. L'environnement difficile de l'île explique en partie l'interruption de la collecte des restes. Des vents forts et un brouillard fréquent, ainsi que de fortes vagues, rendent l'accostage difficile. L'île étant recouverte de neige de septembre à juin, les efforts de reconstruction ne disposent que de peu de temps. Selon le ministère, une base des garde-côtes américains était située sur l'île jusqu'en 2010, aujourd'hui inhabitée. La construction d'un centre d'hébergement est nécessaire pour mener à bien les activités de reconstruction, mais l'impact de ces constructions sur la faune et la flore doit être évalué au préalable, la quasi-totalité de l'île étant classée zone de protection environnementale américaine.

Selon le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, le nombre de personnes décédées pendant la guerre hors du Japon s’élève à environ 2,4 millions. Fin 2018, les restes de 1,12 millions de morts de guerre n’avaient pas été rapatriés dans l’archipel. La récupération des restes humains a été un défi notamment dans le nord-est de la Chine, où l’opinion à l’égard du Japon est complexe. Récupération également difficile aux Philippines, où il a été reconnu par le passé que des restes humains n’étaient pas ceux de ressortissants japonais !

À LIRE AUSSI : Christian Kessler : "Longtemps tabous, les 'kamikazés' reviennent avec l'affirmation d'un nationalisme japonais"

Au total, environ 206 000 d'entre eux en Chine et 369 000 aux Philippines n’ont pu être retrouvés. Au fil des ans, de moins en moins de personnes connaissent la réalité de ces années de guerre et les indices permettant de retrouver leurs restes se font rares. Au cours de l’exercice 2014, seuls les restes de 1 411 soldats ont été retrouvés. Ce nombre a chuté de 2020 à 2022 en raison de la pandémie de Covid-19, pour tomber à 139 en 2023. De ce fait d’ailleurs, le gouvernement japonais a prolongé la période de récupération de 2024 à 2029.

L'archéologie de la mémoire : une cause nationale

Compliquées techniquement, ces recherches sont parfois impossibles, parce que beaucoup de soldats ont péri en mer (environ 300 000) ou au milieu de l'impénétrable végétation du sud-est asiatique. Les eaux et la jungle se sont refermées à tout jamais sur eux. Délicate aussi politiquement, car en cherchant des corps, le Japon démocratique d'aujourd'hui « remue la terre » de l'Histoire et d'un passé que ses voisins n'ont pas encore digéré : celui du militarisme nippon et de ses atrocités.

Il suffit qu'un ministre japonais se rende à Yasukuni, un sanctuaire shinto au cœur de Tokyo, pour que Séoul et Pékin se hérissent, surtout depuis 1978 où les noms de 14 criminels de guerre de classe A condamnés par les Alliés après la guerre ont été secrètement ajoutés à la liste des soldats « ordinaires » dont on honore ici la mémoire, notamment le 15 août, date anniversaire de la capitulation du Japon.

Qu'importe, le Japon, comme pour exorciser son propre passé, persévère dans cette « archéologie » de la mémoire, considérée comme une « cause nationale » au-delà des clivages politiques. Ce programme n'a pas de limite dans le temps, confirme à l'AFP un responsable du ministère de la Santé. Malgré les contraintes budgétaires, Tokyo ne regarde pas à la dépense.

Ainsi un Premier ministre de centre gauche, Naoto Kan, a décidé en 2010 de quintupler le budget annuel consacré aux fouilles sur Iwo Jima, à un milliard de yens (8,3 millions d'euros) par an jusqu'en mars 2014, un budget plus tard rallongé, ce qu’a rappelé le Premier ministre japonais Shigeru Ishiba, juste avant de se rendre sur cette île – lieu de combats terribles de février à mars 1945 – où il a rencontré le ministre de la Défense américain, Pete Hegseth.

À LIRE AUSSI : Christian Kessler : "Entre le Japon et la Corée du Sud, la guerre des nationalismes jusque dans les noms"

On ne peut s’empêcher de penser là au Général de l’Armée Morte, le magnifique roman d’Ismail Kadaré, dans lequel un général italien est envoyé avec un prêtre en Albanie afin d’y collecter les dépouilles de l’armée battue : « Aucun de ses compatriotes ne devait être oublié, aucun ne devait être abandonné en terre étrangère » pensa le général, qui concluait avoir l’impression de s’être introduit dans « le royaume du calcium ».

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne