Accueil

Agora Tribunes libres
"Notre échec en Afghanistan n’est que le révélateur d’un problème de fond des pays occidentaux"
RTA TV / AFP

"Notre échec en Afghanistan n’est que le révélateur d’un problème de fond des pays occidentaux"

Tribune

Par Jean-Loup Bonnamy

Publié le

Jean-Loup Bonnamy, auteur, géopolitologue et professeur agrégé de philosophie, analyse les erreurs des États-Unis et de leurs alliés en Afghanistan, où les talibans ont repris le pouvoir le 15 août dernier au terme de vingt ans de guerre.

« Efficacité : capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’efforts et de dépenses. » Cette définition, montre que l’intervention occidentale en Afghanistan (2001-2021) fut le contraire absolu de l’efficacité : dépense maximale et absence de résultats.

Les pays occidentaux – et certains pays asiatiques – ont atteint un exceptionnel niveau d’efficacité sur le plan militaire, économique, scientifique, technologique. Cette efficacité est en bonne partie le résultat de grandes organisations : les États avec leurs administrations et leurs armées, les grandes entreprises, les ONG… Mais les grandes organisations ont un redoutable défaut : avec le temps, ces belles machines s’usent, se rigidifient et se dérèglent dans une interminable descente aux enfers bureaucratiques.

Elles finissent par produire le contraire de ce pour quoi elles ont été conçues : alors qu’elles doivent garantir l’efficacité, elles s’enfoncent dans l’inefficacité. Alors qu’elles disposent de gigantesques moyens dont elles doivent assurer la bonne allocation, elles se livrent à la plus effroyable gabegie. Alors qu’elles sont des constructions de la raison humaine et devaient promouvoir la rationalité, elles en arrivent à prendre des décisions irrationnelles, déraisonnables et absurdes.

Ce qui étaient des moyens (chiffres, organigrammes, certificats…) finissent par devenir une fin en soi et par éclipser complètement les fins réelles. La logique administrative et comptable se substitue à la qualité et au bon sens. Il ne se passe pas un jour sans qu’on se demande qui fait quoi. Ceux qui cherchent à innover ou à se montrer réalistes sont mis au placard tandis que ceux qui cachent leurs erreurs disent ce que le pouvoir veut entendre et entretiennent l’illusion sont promus. C’est exactement ce qui s’est passé hier au Vietnam, et qui se passe aujourd’hui en Afghanistan.

Bureaucratie, politiquement correct, parasitisme

Deux chiffres sont à cet égard révélateurs : 10 % et 169 millions. 10 %, c’est, selon le colonel Michel Goya , la part de l’aide américaine en Afghanistan entre 2001et 2014 qui a bien atteint son but et véritablement aidé la population locale. Les 90 % restants (180 milliards) ont été soit gaspillés, soit détournés. 169 millions de dollars, c’est la somme en liquide que le président afghan en fuite a amené avec lui dans son hélicoptère lors de la chute de Kaboul – il voulait en amener davantage mais il a manqué de place.

L’énorme dépense américaine a créé une économie artificielle et fortement inflationniste, déséquilibrant toute la société afghane, finançant un pouvoir corrompu et kleptocratique totalement discrédité. Face à ce gouvernement d’opérette, rapace mais incapable de payer régulièrement soldats et fonctionnaires, les talibans ont pu apparaître à la fois comme moins corrompus et comme davantage capables d’assurer l’ordre et la paix.

« La carte mentale de l’Afghanistan ancrée dans l’esprit des décideurs occidentaux ne correspondait absolument pas à la réalité »

Le colonel Michel Goya écrit ainsi à propos de l’aide américaine : « Elle a largement profité à des entreprises étrangères. Elle a surtout nourri la corruption et même, par le biais de détournements divers, financé en grande partie la rébellion. » Cette aide a nourri bien des corrompus afghans, mais aussi des profiteurs américains (ONG, cabinets de conseil…). Les programmes ont bien souvent été sans prise sur la société locale.

Ainsi les États-Unis ont-ils dépensé, d'après un rapport officiel, 787 millions de dollars pour lutter contre les « stéréotypes de genre » en Afghanistan . Cette gabegie n’a pas fait progresser d’un iota le sort des femmes afghanes… Mais tiré de la poche du contribuable américain, l’argent a atterri dans celle d’une nuée de formateurs américains en gender studies. Formidable rencontre de la bureaucratie, de l’idéologie du politiquement correct et du parasitisme organisé.

La carte et le territoire

En psychologie cognitive, il faut bien distinguer deux choses différentes : la carte et le territoire. Le territoire, c’est la réalité objective. La carte, c’est la représentation mentale de cette réalité. Or, la carte mentale de l’Afghanistan ancrée dans l’esprit des décideurs occidentaux ne correspondait absolument pas à la réalité.

La réalité géographique de l’Afghanistan est celle d’un pays extrêmement montagneux et morcelé, composé de vallées enclavées séparées les unes des autres, ce qui nuit au déplacement rapide des troupes motorisées occidentales. La réalité sociologique, qui découle en partie de cette réalité géographique, est celle d’un pays féodal, tribal où la diversité ethnique et la force des liens claniques rendent illusoire la construction d’un État-nation de type occidental.

« L’armée afghane, organisée et entraînée à l’occidentale, richement dotée en matériel dernier cri, s’est effondrée comme un château de cartes. »

Le gouvernement de Kaboul, sur lequel se sont tant appuyés les Occidentaux, était en fait un fétu de paille. Comme l’analyse Fabrice Balanche, les militants afghans des Droits de l’Homme, repérés sur Internet et encouragés par les Occidentaux, sont en fait « une petite élite urbaine déconnectée de la réalité du terrain ». L’armée afghane, organisée et entraînée à l’occidentale, richement dotée en matériel dernier cri (tombé aujourd’hui aux mains des talibans), s’est effondrée comme un château de cartes.

Les Afghans sont de bons soldats… à condition de les laisser se battre selon leurs habitudes. Il y a quelques années, un reportage montrait un soldat afghan entraîné par un militaire français. Les deux hommes n’avaient pas du tout la même notion du temps. L’Afghan était incapable de respecter un horaire précis et laissait tomber son arme dans la neige sous l’œil dépité de son instructeur français.

Mais ne soyons pas surpris : la différence entre le discours officiel sur l’Afghanistan et le terrain n’est pas plus grande que la différence entre le discours officiel de l’Éducation nationale (95 % de réussite au bac) et la réalité du terrain scolaire français (effondrement du niveau). Notre échec en Afghanistan n’est que le révélateur d’un problème de fond des pays occidentaux, où les grandes organisations nourrissent une montagne d’illusions dont on peut constater l’ineptie sur le terrain tous les jours.

« Se tromper est humain, persévérer est diabolique »

Pour réussir en Afghanistan, il aurait fallu se contenter de renverser les talibans et de traquer les djihadistes internationaux sans chercher à construire un État moderne, tâche impossible et d’inspiration néocoloniale. Il aurait aussi fallu faire preuve de davantage de finesse psychologique et être attentif à l’immense décalage culturel qui existe entre les Afghans et nous. Or, nos grandes organisations ont beaucoup de mal à appréhender la différence culturelle.

Elles traitent tous les problèmes selon un même prisme déjà préétabli et typiquement occidental. Elles s’appuient sur des procédures, ce qui fait à la fois leur force (efficacité technique) et leur faiblesse, car les questions psychologiques et culturelles sont très difficilement réductibles à des procédures. Ces questions nécessitent une part d’intuition personnelle, de feeling, de bon sens… choses implicites qui se traduisent fort mal en langage administratif, en chiffres, en diagrammes et en procédures.

À LIRE AUSSI : Afghanistan : requiem pour l’Amérique impériale, ses illusions… et ses alliés

Le grand reporter Renaud Girard rapporte que certains soldats occidentaux stationnés en Afghanistan ne savaient même pas quelle était la langue du pays et pensaient qu’il s’agissait de l’arabe. Il raconte aussi que les procédures de l’armée américaine imposaient, pour des raisons de sécurité, de traverser les villages afghans en braquant systématiquement le canon de la mitrailleuse sur les villageois. L’effet psychologique était désastreux. Comme l’écrit Fabrice Balanche, « la stratégie doit être différente : il faut avoir une gestion plus proche des réalités locales et ne pas chercher à imposer nos concepts occidentaux sur ce type de société. Il faut promouvoir une gouvernance indirecte, où on laisse l’autonomie aux différents groupes. »

Se tromper est humain, persévérer est diabolique. Espérons que les images des hélicoptères américains évacuant le personnel de l’ambassade permettront aux organisations occidentales impliquées dans ce fiasco de se remettre en question. C’est hélas fort peu probable.

À LIRE AUSSI : Afghanistan : "On ne fait pas le bonheur des gens malgré eux, et encore moins contre eux"

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne