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"Alors pourquoi les femmes donc sont-elles autant à tomber dans le panneau de l’irrationnel ?"
"Alors pourquoi les femmes donc sont-elles autant à tomber dans le panneau de l’irrationnel ?"
© MIGUEL MEDINA / AFP

Pourquoi les femmes sont-elles autant à céder à l'ésotérisme ?

Tota mulier ex utero

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La vague d'ésotérisme et son marché de l'irrationalité, en plein essor en France, doivent beaucoup aux femmes. Louise El Yafi, juriste et essayiste, explique les raisons qui peuvent les y conduire, et plaide pour un féminisme qui avance avec la science.

L’ésotérisme a le vent en poupe. Encore marginales il y a quelques années, les « nouvelles spiritualités » se banalisent, sur fond de remises en cause de la science, de la médecine et – contrairement à ce que la hausse du niveau de diplôme de la population française suggérait – de l’usage de la raison. Les femmes n’y échappent pas, au contraire : le dernier rapport de la Miviludes , la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, indique que les femmes souffrant d’endométriose (première cause d’infertilité en France touchant 10 % des Françaises), ont tendance à se tourner vers des médecines non traditionnelles et sont doublement ciblées par les groupes sectaires. La Miviludes alerte plus globalement sur les risques du « féminin sacré » et l’essor du concept de « sorcière » : « Ce concept indique être une démarche féministe pour penser la liberté de femmes et leur empowerment, souligne la Miviludes. […] En réalité, ce mouvement lucratif reposerait essentiellement sur des stages et pratiques non réglementées. » Le constat est là : les néosorcières, naturopathes et autres adeptes du « féminin sacré » ont rarement été autant à la mode.

Ici, comme derrière chaque mode, chaque tendance de société : un marché. Et comme chaque marché, celui de l'irrationnel bat son plein grâce à une demande. Dans le domaine de l'édition, notamment. Entre 2017 et 2020, la production éditoriale de non-fiction consacrée aux femmes a augmenté de 15 %, particulièrement dans les domaines de la santé, du bien-être et de l’ésotérisme (+ 72 %), selon les données de Livres Hebdo, rapporte l’Express . D’autres chiffres parlent d’eux-mêmes : une récente étude de l’Institut Jean-Jaurès sur la mésinformation scientifique des jeunes constate que les femmes sont plus réceptives que les hommes aux pseudo-sciences : 53 % d’entre elles estiment par exemple que « l’astrologie est une science » contre 44 % des hommes. 43 % des jeunes filles considèrent que les envoûtements et la sorcellerie sont fondés, quand seuls 29 % des jeunes hommes le pensent. Autre chiffre alarmant : l’idée selon laquelle « on peut avorter sans risque avec des produits à base de plantes » est partagée par 25 % des jeunes, les utilisatrices de Telegram sont même 48 % à y croire…

Retour à l’adage « Tota mulier ex utero »

Face à cette vague d'irrationalité qui touche les femmes, les regards se tournent vers le positionnement de l'engagement féministe et sa promesse d'émancipation. Tout le problème est là : certaines pratiques ésotériques, avec leur lot de dérives – potentiellement sectaires –, aux conséquences dommageables pour les femmes, avancent sous étiquette féministe. Ainsi du « féminin sacré » qui revendique émanciper les femmes. Présenté comme une « reconnexion du corps et de l’esprit » durant laquelle une grande place est accordée au rituel et à l’ésotérisme et où il est fait un usage abusif de figures mystiques telles que la sorcière, ce phénomène trouve, selon la Miviludes, « un véritable succès sous couvert d’émancipation des femmes alors même que l’objectif premier semble être purement financier ». L’organisme explique par exemple que durant certains stages réservés aux femmes, des « bénédictions de l’utérus » sont mises à l’œuvre pour synchroniser leurs menstruations avec le cycle de la Lune. Durant ces stages, est affirmé que si une femme a des règles douloureuses, c’est qu’elle n’est pas « en accord avec sa nature profonde de femme ». Logique.

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Doucement mais sûrement on assiste à un retour de l’adage qui a été pendant longtemps celui de notre médecine : tota mulier in utero, « la femme est tout entière dans son utérus ». Le cerveau féminin serait influencé par l’utérus, réduisant la femme à un sexe voué à la reproduction. Ce que Simone de Beauvoir déplorait dans Le Deuxième sexe : « La femme a des ovaires, un utérus ; voilà des conditions singulières qui l’enferment dans sa subjectivité ; on dit volontiers qu’elle pense avec ses glandes. » Première régression : quand le « féminin sacré » se targue de promouvoir la « femme puissante », il ne fait que briser la promesse originelle du féminisme, à savoir affranchir les femmes de leur seul appareil génital.

Un manque de réponses médicales

Alors pourquoi les femmes sont-elles autant à tomber dans le panneau de l’irrationnel ? Là où certains voient une validation de leur propre misogynie, attardons-nous sur le fait que si certaines femmes se tournent vers les solutions les plus absurdes, c'est d'abord à cause d'un manque de réponses scientifiques à des problématiques purement féminines. Si la plupart des femmes sont habituées, dès leur plus jeune âge, en général dès les premières règles, à subir des examens médicaux certes indispensables mais intrusifs, elles n’en ressortent pas toujours avec des solutions satisfaisantes ou compréhensibles. Plus généralement, la femme a ses règles depuis l'avènement de l’humanité, mais il n’existe toujours pas de médicament qui propose d’en contrer les douleurs et les effets indésirables qui sont liés. Telle cette mauvaise humeur que l’on met encore trop souvent sur le compte de « l’émotivité ». On prescrit parfois de l’Antadys, un anti-inflammatoire qui certes limite la douleur, mais augmente le risque d’infarctus et d’AVC. Ce qui explique le fait que des femmes se tournent vers des méthodes antidouleurs dites « naturelles ». Concernant la contraception, si la pilule et ses alternatives ont évolué depuis leur légalisation, elles restent bien souvent bourrées d’hormones et accompagnées d’effets secondaires indésirables.

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Mara Lafontan est une influenceuse qui comptabilise pas loin d’un million d'abonnés sur son compte Instagram, « convaincue que l’œil ne voit pas tout du monde qui nous entoure ». « Persuadée d'être une sorcière » étant enfant, elle a « poursuivi cette intuition en grandissant » et « voulu créer son propre univers aux codes mystiques et affirmés » (et vendre par la même occasion des bijoux sur le thème de la lune des cartes et des cartes sur son site ). Il y a peu, elle racontait son désarroi face au manque de réponses médicales pour soigner sa dépression pré-menstruelle : « C’est "pilule ou rien". C’est quand même dérangeant d’aller chez le médecin, n’importe quel médecin, et de repartir encore plus perdue qu’à l’arrivée. Une déconnexion complète du système cyclique de la femme et de ses hormones, une ignorance de son bien-être, un désintérêt pour des alternatives quelconques. C’est ensuite que l’on entend : "oui mais les gens de nos jours ils se diagnostiquent n’importe quoi sur Internet". NOUS N’AVONS PAS LE CHOIX que de faire nos propres recherches puisque vous ne le faites pas et que vous ne proposez rien et que vous laissez les gens dans un flou médical pendant parfois des décennies. »

Comme elle, de plus en plus de femmes décident de bouder pilule, stérilet et autres implants pour revenir à la méthode de nos grands-mères – qui elles, n’avaient pas l'avantage du choix – la fameuse méthode Ogino. Aussi appelée la « méthode du calendrier », elle consiste à identifier ses cycles menstruels pour déterminer le moment de l’ovulation et éviter ainsi de tomber enceinte. Or nos grands-mères pourraient justement le confirmer : la méthode est loin d’être fiable et se finit fréquemment en grossesse non désirée.

Exclues des essais cliniques

Revenons à l'endométriose, maladie gynécologique qui peut provoquer des douleurs invalidantes. Observée scientifiquement pour la première fois en 1860, touchant une femme sur dix, elle reste encore trop méconnue du corps médical, qui a souvent tendance à occulter les douleurs menstruelles considérées comme normales. Les femmes peuvent aussi souffrir d’une inégalité par rapport aux hommes dans la prise en charge médicale, et avoir tendance à être diagnostiquées et soignées plus tardivement qu’eux.

Les campagnes de dépistage du cancer colorectal ne semblent s’adresser qu’aux hommes, alors que ce sont des femmes qui en sont atteintes dans 47 % des cas. De même, les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité chez les femmes, mais elles sont très largement sous-diagnostiquées, même en présence de symptômes similaires aux hommes. Une étude canadienne de 2014 a révélé que l’infarctus du myocarde, encore trop souvent considéré comme une « maladie d’homme », était souvent confondu chez les femmes avec une simple crise d’angoisse. En matière de cancers, si ceux du sein et du col de l’utérus sont les plus fréquents chez les femmes, c’est le cancer du poumon qui leur est le plus souvent fatal.

Les femmes ont aussi longtemps été exclues de la recherche sur certaines maladies. Or, en France, l’Académie de médecine a déjà rappelé en 2016 que les femmes étaient deux fois plus sujettes aux effets secondaires des médicaments que les hommes car justement exclues des essais cliniques. Bref, cet angle mort de la médecine laisse le champ libre à des rebouteux qui prétendent, sous couverture émancipatrice, redonner à des femmes souffrantes leur pleine puissance. Ainsi, avançant parés d’un masque soi-disant libérateur, des cercles de gemmes et autres tentes rouges organisent des réunions de femmes se retrouvant au moment de leurs règles. Doctolib foisonne de gynécologues anti-contraception et les « witchy influencers » se répandent à n’en plus finir sur les réseaux sociaux. Il en est ainsi de Ozalee Otter (77 000 abonnés sur Instagram ) qui se décrit comme « auteure d’Oracles » et qui propose des « formations en spiritualité ». Ou bien du compte Féminin sacré (95 000 abonnés) qui propose du « développement personnel et spirituel » mais aussi de « l’empowerment féminin » et « une sexualité sacrée. »

Les entrepreneuses de la vulnérabilité féminine

Au-delà de ce manque de réponses scientifiques, nombre de femmes sont influencées par ce que l'on pourrait appeler des « entrepreneuses de l’irrationnel », profitant de leur vulnérabilité. Grisée par les records de ventes du livre de Mona Chollet Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Lauren Bastide, journaliste néoféministe dont le podcast La Poudre revendiquait en 2021 plus de 10 millions d’écoutes cumulées, a réalisé pas moins de trois épisodes sur le sujet en interviewant des « sorcières modernes ». L’Express relève qu’à « l’École des mystères » où opèrent « les éveilleuses du féminin », un « cycle complet des quatre portails en présentiel de quatre jours » est proposé à 3 500 euros. Sur l’e-shop des Amazones parisiennes une « cuillère pour potion » s’achète pour 120 euros, un collier « protection de la forêt » se vend 160 euros, le site propose également une initiation à un « rite de passage féminin » qui permet de « célébrer l’étape de vie d’une femme lorsqu’elle s’apprête à devenir mère ou lorsqu’elle va se marier » en organisant une « cérémonie magique aux couleurs d’un cercle de femmes ». Le tout – qui a de quoi faire rougir de jalousie les adeptes des sinistres « cérémonies du mouchoir » – pour la modique somme de 425 euros.

Le wokisme étant le mouvement même d’une certaine paresse intellectuelle, il n’est nullement surprenant que ses adeptes soient rapidement devenus partisanes de la Wicca et autres incantations prétendument inclusives. Après tout, pour faire véritablement avancer les choses, quoi de plus pratique que de se tourner vers la Lune ? Pourtant, l’histoire de la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes est avant tout un combat pour qu’enfin le « deuxième sexe » soit considéré comme capable de raison.

Si les femmes ont longtemps été plus réceptives que les hommes à la bigoterie, c’est parce qu’on leur a justement trop longtemps fait croire que les spécificités propres à leur sexe n’étaient que le fruit de leurs propres croyances. Là est le cercle vicieux consistant à faire croire à la femme qu’elle est par nature irrationnelle, que les maux dont elle pense souffrir le sont aussi et qu’aucune solution raisonnable ne pourra donc y être apportée. C’est cette même rengaine que chantonnent désormais de nombreux charlatans à l’oreille des femmes. En l'occurrence, surtout des charlatanes.

Pour un féminisme de la raison

Il faut rappeler à ces chamanes modernes à quel point la science, la médecine et le progrès technologique ont été les plus grandes alliées des femmes dans leur émancipation. La science leur a entre autres apporté l’extraordinaire liberté de choisir d’être mère ou non, de donner la vie à autrui sans risquer de perdre la sienne, d’accoucher sans douleur, mais également un traitement du cancer du sein offrant désormais une immense probabilité de survie en France.

Et si d’aucunes considèrent que la médecine est trop masculinisée et « patriarcale », rappelons que les femmes représentent désormais la moitié des médecins français et que de nombreux hommes ont grandement participé à l’amélioration du traitement médical des femmes. Il en est ainsi d’Adolphe Pinard, obstétricien à l’origine du congé maternité, du médecin espagnol Fidel Pagès Miravé qui inventa la péridurale en 1921 ou encore de Harvey Karman, psychologue américain et militant pro-avortement, créateur de la « méthode Karman » qui a permis à des milliers de femmes de pouvoir interrompre leur grossesse sans douleur.

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Les femmes ne sont bien sûr pas en reste. En 1958, Marthe Gautier découvre la cause de la trisomie 21. En 1966 c’est au tour de la virologue June Almeida d’étudier la première un nouveau type de virus : le coronavirus. Virginia Apgar est à l’origine de la méthode Apgar servant à évaluer la santé d’un bébé à sa naissance, les travaux d’Anne Mclaren sont à la base de la fécondation in vitro et du diagnostic prénatal, Marie-Claire King a trouvé le gène BRCA1, responsable de la forme héréditaire du cancer du sein et la virologue Françoise-Barré Sinoussi a découvert le VIH en 1983.

Bref, si la médecine reste perfectible à l’égard des femmes, rien n’oblige ces dernières à s’assigner à résidence utérine. L’Histoire les encourage au contraire à se battre pour que la science avance toujours plus dans leur sens. Pousser, à l’instar de Véra Nikolski, pour un « féminisme du faire » plutôt que pour celui des sorcières. La femme puissante n’est pas celle qui danse sous la pluie en récitant des incantations pour résoudre ses problèmes. Elle est celle qui accepte l’effort intellectuel toujours nécessaire pour changer le cours des choses. Les misogynes nous croient déjà irrationnelles. Ne leur donnons pas raison. Au « féminin sacré », préférons le féminin sensé.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne