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La peinture de Rothko (disparu en 1970) est une invitation au silence, au repli. Elle est une réparation dans un monde qui exhibe, qui hurle, qui déchire.
La peinture de Rothko (disparu en 1970) est une invitation au silence, au repli. Elle est une réparation dans un monde qui exhibe, qui hurle, qui déchire.
Hans Lucas via AFP / Sandrine Marty

Expo Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton : le regard au repos

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« Je ne m'intéresse qu'à l'expression des émotions humaines fondamentales », disait ce géant de l'art abstrait américain, compagnon de route de Jackson Pollock et Willem de Kooning. La rétrospective que lui consacre la Fondation Louis Vuitton, à Paris, met bien sûr en lumière son art de la géométrie minimaliste et ses somptueux aplats de couleurs à l'intensité inégalée, mais elle offre aussi un regard rare sur ses débuts d'artiste à New York.

Rien ne fut simple pour Marcus Rotkovitch – et d'ailleurs rien n'est jamais simple pour la plupart des grands artistes, presque toujours passés par la case adversité, la case vaches maigres, la case errance… Artistiquement, il lui fallut d'abord prendre ses distances avec Magritte, avec Picasso, puis avec les surréalistes, influences lointaines mais ô combien exaltantes pour le jeune émigré russe arrivé à New York à l'âge de 10 ans en 1903, et qui, à l'heure de peindre ses premières toiles, ne s'imaginait certainement pas un futur créatif à l'écart de l'art figuratif.

En 115 œuvres, dont plusieurs attestent de ses tâtonnements stylistiques, l'ambitieuse rétrospective de la Fondation Louis Vuitton lève joliment le voile sur ces années d'avant, lorsque Rotkovitch se faisait appeler Mark Rothko, et n'avait pas encore été frappé par l'évidence : son langage à lui se passerait de silhouettes, de visages, de décors, de perspectives. Avant d'en arriver à ce choix radical de l'abstraction, il eut le temps de peindre quelques beautés qu'on aurait tort de regarder trop vite, notamment cet intrigant Untitled (subway) de 1937 avec ses personnages très fins sur le quai du métro new-yorkais. Que nous disent-ils, en semblant ainsi se cacher derrière les pylônes de métal ? Que bientôt ils auront quitté le cadre, laissant toute la place à la couleur, aux questionnements, à l'imagination ?

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Puis vint la guerre, et plus tard la lumière. En 1950, le peintre est l'un des 18 signataires d'un courrier incendiaire adressé au président du Metropolitan Museum of Art : ils se font appeler « Les irascibles » et reprochent à l'institution d'être en retard de plusieurs trains. Son ami (et néanmoins futur rival) Jackson Pollock a déjà envoyé valser tous les codes, sa rage se déversant en « drippings » éruptifs, pendant que Willem De Kooning, au sein du même cercle, fait le choix du spectaculaire géométrique et du très plein. Rothko (qui abandonne son prénom) va prendre le contrepied total, passant le reste de sa vie à traquer la lumière et la musique pour les faire entrer, non pas de force mais comme par magie, dans des aplats saturés de tons aussi vifs que fiers, surfaces libres où la couleur elle-même semble ne pas vouloir se fixer.

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On devine que la déambulation entre ces grands rectangles iconiques ravira de nombreux visiteurs, mais en laissera d'autres circonspects : Rothko n'aura-t-il pas passé sa vie à se répéter ? Si, sans doute, mais on aimerait assez que les fabricants d'art marchand des années 2000 – les Jeff Koons, McCarthy et autres Vasconcelos qui n'ont que le pop instagrammable à la bouche – en prennent de la graine, et se rappellent qu'on peut dire beaucoup avec très peu. La peinture de Rothko (disparu en 1970) est une invitation au silence, au repli. Elle est une réparation dans un monde qui exhibe, qui hurle, qui déchire. Ses grands aplats de couleurs ne sont pas des mondes vides, mais des mondes autres, qui nous parlent à voix basse. Ça fait du bien, parfois.

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Mark Rothko, rétrospective, Fondation Louis Vuitton, Paris, jusqu'au 2 avril 2024.

Catalogue-livre de l'exposition, Rothko éditions Citadelles Mazenod, 316 pages, 45 euros.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne